To be or not to be Charlie ? – Les larmes du Prophète
- Par Liliane Schraûwen
- Le 15/01/2015
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- Dans Actualité
Un journal existait, que je n'aimais pas beaucoup, tout comme je n'avais pas aimé son prédécesseur Hara-Kiri. Parce que je n'apprécie ni la vulgarité ni la provocation gratuite. Ni la gaudriole exacerbée. Ni l'humour potache, ni la mise en scène d'obsessions scabreuses. Question de goût. Du temps que mes parents étaient libraires, j'ai quelquefois feuilleté ces magazines, l'un puis l'autre, et aussi à l'occasion de certains événements particuliers. Sans plaisir, en général, même si quelques-uns de leurs dessinateurs avaient un vrai talent, tel Cabu dont « Le grand Duduche » avait fait mes délices il y a longtemps, si longtemps. Trop longtemps.
Il existe bien des organes de presse, bien des romans aussi, et des films, et des idées politiques, et des positions philosophiques, et même des croyances prétendument religieuses, et bien d'autres choses encore, que je n'apprécie pas, auxquelles je n'adhère pas. Comme il existe des gens que je trouve tout à fait déplaisants. Ces gens-là, je ne les fréquente pas. Je m'efforce de ne pas les croiser, de les rencontrer le moins possible, mais je ne m'empare pas d'une arme pour les tuer. De même, ces revues, ces magazines, ces livres, ces films, je ne les achète pas, je ne les lis pas, je ne les regarde pas. Les idées qui me semblent fausses ou dangereuses, je les combats par la parole, par l'écriture. Je les combattrais par le dessin si je savais dessiner. Ou je les ignore. C'est ainsi qu'il faut faire, quand quelque chose ou quelqu'un ne nous plaît pas, pour de bonnes ou de mauvaises raisons : on l'évite ou on le conteste.
Je conçois volontiers que tout le monde ne partage pas mon avis. J'admets que d'autres aiment des gens que moi, je juge imbuvables. J'accepte que quelques-uns de mes contemporains aient d'autres goûts que les miens, d'autres idées que les miennes, d'autres croyances et d'autres refus, d'autres moyens d'expression… J'avoue d'ailleurs que certains des dessins de Charlie Hebdo m'ont fait rire et, quelquefois, m'ont amenée à réfléchir. Grossiers parfois, vulgaires souvent, provocateurs presque toujours, mais talentueux, aucun doute là-dessus. Et l'outrance et la caricature ont au moins le mérite de mettre en lumière certains ridicules, certaines hypocrisies, certains travers de notre société. Dénoncer ces travers par le biais de l'humour, même si cet humour n'est pas toujours de bon goût, c'est quand même beaucoup mieux que le faire par la violence, qu'elle soit verbale ou physique, ou par le meurtre.
Les gars de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, c'étaient des sales gamins qui n'avaient pas su grandir. Des adolescents prolongés, des soixante-huitards attardés, des anarchistes sans bombes. Ils n'avaient pas tort sur tout. Ils n'avaient pas non plus raison sur tout. Bien sûr, j'avais le droit de ne pas aimer ce qu'ils publiaient, tout comme j'ai le droit, aujourd'hui, de le dire. Mais ils avaient le droit, eux, de s'exprimer à leur façon, bonne ou mauvaise, et le public avait le droit de les lire, de les admirer ou de les rejeter, de les critiquer. Surtout, ils avaient le droit de vivre.
Sarkozy, pour ne pas varier dans ses habitudes, y est allé de son petit couplet sur la civilisation et la barbarie. Qu'est-ce donc que la civilisation, me suis-je demandé ? Qu'est-ce qui la distingue de cette barbarie sauvage qui conduit deux individus à massacrer des hommes dont le seul tort est de publier des dessins satiriques, pendant qu'un troisième s'en va tuer du juif pour la simple raison qu'il est juif ? Pourquoi ne pas tuer du noir parce qu'il est noir, de l'indien parce qu'il est indien, de l'arabe parce qu'il est arabe, du flamand, du wallon, du jeune, du vieux, du blond, du roux, du n'importe quoi ou du n'importe qui, juste parce qu'il est ce qu'il est ? Du flic parce qu'il est flic, par exemple, même s'il se prénomme Ahmed et qu'il est musulman.
Massacrer des êtres pour ce qu'ils sont : voilà une idée qui n'est pas neuve, et qui a connu déjà un certain succès en bien des lieux. En Arménie au début du vingtième siècle, dans toute l'Europe dans les années 40, au Rwanda dans les années 90, au Cambodge, en Tchétchénie, en Bosnie… et la liste n'est pas exhaustive. Comme quoi la barbarie n'a pas de couleur, pas de nationalité, et moins encore de religion. La France elle-même, qui aime tant à se définir par « les valeurs de la République » et se définir comme « la patrie des droits de l'homme » devrait se souvenir qu'elle s'est construite, cette république, sur un bain de sang que l'Iran des Ayatollah n'eût pas renié. Combien de gens coupés en deux au terme de pseudo procès, pour la seule raison qu'ils étaient prêtres ou portaient un nom à particule ? C'était il y a plus de deux siècles, me direz-vous. Certes. Vichy, par contre, et le Vel d'Hiv, c'est plus récent. Tout comme l'Allemagne nazie. Croyez-moi, nul n'est à l'abri, nul ne peut se proclamer juste ou pur. Les victimes d'hier sont quelquefois les bourreaux d'aujourd'hui. La barbarie nous guette tous, elle sommeille en chacun de nous. C'est là qu'il faut la combattre d'abord, et ce combat-là, peut-être est-ce seulement ce que l'on appelle la civilisation qui peut le mener.
Qu'est-ce donc que la « civilisation » ? me demanderez-vous. Sans doute existe-t-il bien des manières de la définir. Il me semble, quant à moi, que l'un de ses aspects essentiels réside dans le respect des lois (des lois justes, s'entend). Dans le respect des droits de l'homme en général, et dans le respect de ce que l'on appelle (et ce n'est pas un hasard) « LE droit ». Or l'un des droits fondamentaux de tout pays civilisé, c'est-à-dire de tout pays démocratique, sous quelque latitude qu'il se situe, est bien la liberté d'opinion et d'expression, qui ne peut évidemment être dissociée de la liberté de la presse. Un organe de presse ou même un particulier doivent jouir de la liberté totale et absolue de s'exprimer, pour autant qu'ils restent dans le cadre de la loi. Ce sont les tribunaux qui ont à intervenir lorsqu'un journaliste, un artiste, un simple citoyen, publient (même si ce n'est « que » sur face book) des textes ou des images contraires à la loi, tels des propos racistes ou constituant une incitation à la haine ou au meurtre. Et j'en ai vu beaucoup, de ces jours-ci, bien plus graves et dangereux que les dessins de « Charlie ».
Vous n'aimez pas Charlie Hebdo ? Fort bien, je ne l'aime pas non plus. Faites donc comme moi : ne l'achetez pas. Vous le jugez choquant, insultant, blasphématoire par rapport à ce qui constitue VOTRE code de conduite, votre orientation philosophique, vos croyances religieuses ? Vous en avez le droit, et je puis vous comprendre. Vous estimez que tel ou tel de ses collaborateurs va vraiment trop loin ? Déposez plainte contre lui, et laissez les tribunaux faire leur travail. Mais dans la mesure où ce que vous appelez « blasphémer » ne constitue pas une invitation à la haine et à la violence, dans la mesure où la caricature vise à faire rire ou à choquer et non à pousser les gens à s'emparer d'un fusil, je crains que ces plaintes restent lettres mortes, et c'est bien ainsi.
Pas de sanction judiciaire en effet pour le blasphème, car le blasphème (Grâces en soient rendues à Dieu qui peut-être n'existe pas) n'est pas un délit au sens juridique du terme. Quoi de plus logique, puisque la croyance et l'appartenance à une religion sont du domaine privé ? Si chacun est parfaitement libre d'adhérer à la religion de son choix et de la pratiquer comme il l'entend, il n'en reste pas moins que son voisin de palier, son camarade de classe, son charcutier ou son médecin adhèrent peut-être, pour ce qui les concerne, à une autre religion, ou bien se rangent parmi les athées ou les agnostiques. Comment un chrétien pourrait-il se rendre coupable de blasphème contre l'Islam, puisque telle n'est pas sa religion ? Comment un athée pourrait-il blasphémer le Christ, puisqu'il n'est pas chrétien ? Si je m'en réfère au Grand Robert de la langue française en 9 volumes, je découvre en effet que le blasphème est une « parole qui outrage la Divinité, la religion, le sacré ». Littré et le dictionnaire de l'Académie française vont dans le même sens. Il découle de cette définition que nul ne peut outrager une Divinité qui pour lui n'existe pas, une religion à laquelle il ne croit pas ; ce qui revient à dire qu'un incroyant, par définition et par essence, ne peut se rendre coupable de blasphème. Tuer le prétendu blasphémateur revient tout simplement à tuer celui qui ne pense pas comme moi, celui qui ne croit pas ce que je crois. La voilà, la barbarie. Si Sartre vivait aujourd'hui, lui qui considérait toute forme de religion comme une manifestation de mauvaise foi (propos blasphématoire s'il en est), peut-être aurait-il été tué, lui aussi…
Quant à la notion de sacré, elle est plus floue encore. Pour un athée, il n'est rien de sacré dans la religion, que d'ailleurs il perçoit peut-être comme une absurdité ; pour un agnostique, rien non plus de sacré dans l'éventualité de l'existence d'un Dieu sur lequel il s'interroge. Pour ceux-là, cependant, seront peut-être sacrés leur patrie, leur famille, l'enfant à naître, leur mère, la vie elle-même, que sais-je encore ? Autant d'objets potentiels de blasphème.
Et quand bien même le blasphème existerait et correspondait à quelque chose de réel, de définissable, d'explicable, quand bien même serions-nous tous croyants et pratiquants de la même religion (horrible perspective, en vérité !), ce prétendu délit mériterait-il la mort ? Dieu, s'il existe, n'est-il donc pas capable de se défendre tout seul, de châtier lui-même ceux qu'il voudrait punir ? Qu'est-ce que donc que cette croyance fanatique qui ose prendre sa place, celle de Dieu, qui ose juger en son nom, massacrer des gens dont la seule faute est de penser « mal » ? C'est à vous dégoûter de toute forme de religion ! Et je ne cite que pour mémoire l'humour et l'ironie involontaires qu'il y a dans le fait de sans cesse associer le nom du prophète de l'Islam à l'expression « le très miséricordieux », alors même que l'on tue, que l'on massacre, que l'on invite à la haine en son nom. Et je ne me limite pas ici aux 12 morts de Charlie Hebdo ; je pense aussi aux milliers de victimes de l'État Islamique en Syrie et ailleurs, à celles de Boko Haram au Nigéria… Belle miséricorde, en vérité ! Ils n'ont pas tort, les survivants, de l'avoir représenté en larmes avec à la bouche les mots d'un pardon bien nécessaire. Car il a de quoi pleurer, certes, le Prophète, et depuis longtemps. Tout comme le Christ a trop souvent eu de quoi pleurer lui aussi devant les croisades, les bûchers de l'Inquisition, les guerres de religion, la Saint-Barthélémy… Reste à espérer que, prophète ou messie, ils pourront pardonner tout cela à ces fous furieux fanatiques qui se réclament d'eux, à ces « fous qui n'ont ni couleur ni religion » comme l'a proclamé devant les caméras le frère d'Ahmed Merabed. Car le vrai blasphème, le seul sans doute, c'est là qu'il se situe : dans le meurtre commis au nom de Dieu, quelle que soit la manière dont on l'appelle ou la langue dans laquelle on l'invoque.
En ce qui me concerne, je ne suis ni prophétesse ni sainte et, je le reconnais, je conçois mal la possibilité d'un pardon face aux flots de sang qui depuis toujours noient la terre au nom de Dieu.
Mais je m'égare. Revenons à Charlie Hebdo que je n'aime pas plus aujourd'hui qu'hier. Ce qui ne m'empêche pas de proclamer, moi aussi, que « je suis Charlie ». Car je suis un être humain doué de raison, je suis une citoyenne libre de penser et de s'exprimer, même si ma façon de penser et de m'exprimer peut en choquer certains.
Je veux pouvoir continuer de vivre dans un pays et une civilisation où ces droits existent. Je veux rester libre. Voilà pourquoi, aujourd'hui, « je suis Charlie ». Parce que je suis ce qui refuse toute entrave à sa liberté et à son intégrité. Je suis ce qui persiste à respecter l'autre, l'étranger, celui qui ne pense pas comme moi, celui qui ne prie pas comme moi, celui qui ne s'habille pas comme moi, ne parle pas la même langue que moi, ne partage pas mes coutumes. Je suis ce qui se relève quand on l'a jeté à terre, je suis la voix qui s'élève après avoir été muselée. Je suis ce qui survit et se révolte. Je suis tout cela, que l'on a voulu tuer le 7 janvier 2015, en plus d'avoir exécuté sauvagement des êtres de chair et de sang qui jamais n'avaient porté les armes, ni incité quiconque à partir en guerre.