Dénigrer l'écrivain
- Par Liliane Schraûwen
- Le 13/12/2014
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- Dans Colère
Lu sur Internet, sous la plume d'un ami (bien réel et non virtuel) : « Je rêve d'ouvrir un jour un livre et d'y lire à la première ligne de la première page ceci : Cher lecteur, vous avez fait un mauvais choix en achetant ce livre, ne vous fatiguez pas en essayant de l'apprécier, il ne vaut rien. D'ailleurs je me demande comment mon éditeur a pu s'intéresser à mon manuscrit, il devait être passablement éméché. Surtout n'en faites pas la publicité et ne croyez pas quiconque aurait la désobligeance de le recommander sur un réseau dit social. Voilà ce qui aiguiserait justement mon envie de le lire ! »
Je dois avouer que mon sang n'a fait qu'un tour, et que j'ai aussitôt adressé à l'auteur de ces lignes une réponse que je vous fais partager ici en la développant. Car m'enfin, selon l'expression du merveilleux Gaston… Trop is te veel comme on dit chez nous. Il y a des limites, quand même, à ce qu'un écrivain peut supporter sans sourciller. Voici donc ma réaction à l'étrange propos de mon non moins étrange ami.
Pourquoi diable voulez-vous que les malheureux auteurs déjà trop souvent ignorés par la critique, obligés pour survivre de trouver des sources de revenus bien éloignées de la littérature, se sabordent de la sorte ? À moins d'être déjà célèbres, évidemment, et d'accéder par-là à une nouvelle forme de publicité. Car à part Amélie Nothomb, personne ne pourrait insérer ces lignes en première page d'un livre, pour la simple raison que l'éditeur (qui n'est ni fou ni suicidaire) les refuserait. Ou, plus vraisemblablement ne publierait pas, ledit manuscrit.
Écrire, composer de la musique, peindre, que sais-je, c'est toujours dans l'optique de communiquer, c'est-à-dire d'être lu, écouté, regardé. Sans quoi on laisse dormir ses textes dans un tiroir sans jamais les proposer à l'édition. L'artiste qui présente ses œuvres au public doit être le premier à croire en leur valeur et leurs qualités… sinon le seul. Et si je veux être lue (et donc, accessoirement, achetée), il faut que mes textes aient un minimum de notoriété. Par conséquent, voici au contraire ce que j'insèrerais volontiers, quant à moi, en première page de mes livres, paraphrasant ainsi l'ami cité plus haut : « Cher lecteur, achetez mon dernier livre, achetez mes autres œuvres, lisez-les, et jugez-les en connaissance de cause. Si vous les aimez, faites les connaître autour de vous ». À ce propos, je profite de l'occasion pour vous renvoyer à mes dernières publications ainsi qu'à la prochaine (en février 2015 : « Ailleurs » chez MEO éditions).
Avez-vous la plus petite idée du temps, du travail, de l'énergie, de la passion, de la somme de difficultés (je n'ose pas écrire « de souffrances ») qu'il a fallu pour donner naissance à un livre ou à toute autre forme de production artistique ? Et vous voudriez que le pauvre type qui a ainsi sué sang et eau pendant des mois ou des années se dénigre ensuite lui-même ? Oui, je sais, les artistes sont souvent un peu fous quand ils ne sont pas tout simplement « maudits », mais quand même… pas à ce point ! Si vous n'aimez pas lire, n'achetez pas de livres (sauf sans doute celui de Valérie Machin) ; si vous n'aimez pas la musique, n'en écoutez pas. Tant pis pour vous, car vous demeurerez seul au cœur d'un univers égocentré, stérile et prodigieusement limité. C'est votre droit, bien sûr, mais cessez de railler, d'éreinter, de mépriser, d'assassiner les malheureux auteurs. Ce n'est pas parce que vous-mêmes êtes dénués de la moindre créativité ou de la plus infime originalité, ce n'est pas parce que vous manquez cruellement d'imagination ou parce que vous êtes incapable de fournir l'effort nécessaire à produire ne serait-ce que l'ébauche d'un projet vaguement artistique, que vous devez vous consoler dans le mépris de ceux qui, au contraire, ne peuvent vivre qu'en créant « même peu même mal » comme le chantait Brel. L'artiste, même s'il ne s'agit que d'un tout petit artiste, que d'un modeste artisan (et c'est déjà beaucoup), voire d'un mauvais artiste (encore faudrait-il définir le mot « artiste » et l'expression « mauvais artiste ») s'adresse au public. Or, qui dit public dit publicité, celle-ci consistant précisément à rendre public ne qui ne l'est pas (ou pas encore). Et la publicité, aujourd'hui, passe par les réseaux sociaux. Est-ce un bien, est-ce un mal ? C'est ainsi, voilà tout. Et dites-moi, est-il plus honorable pour un écrivain d'aller parader sur les plateaux des talk-shows (en français dans le texte), d'accepter que son éditeur dépense des fortunes en placards publicitaires insérés dans journaux et magazines, de s'inventer pour les médias une vie rêvée qui n'a rien à voir avec la réalité ? Il me semble, quant à moi, que les réseaux sociaux et les blogs ont du moins cet avantage de donner la parole aux « vraies gens », à ceux qui ont aimé ou détesté telle ou telle œuvre, et qui partagent leurs coups de cœur ou leurs dégoûts avec la masse de leurs virtuels « amis », sincèrement, maladroitement peut-être, et l'on peut ne pas être d'accord avec ce qu'ils écrivent ou avec leur manière de l'écrire. Mais ce qu'ils expriment, ce n'est pas une admiration feinte et rémunérée ni un mépris mercenaire. Ils n'appartiennent pas au sérail, ils ne sont pas payés pour briller aux dépens de l'auteur qu'ils encenseront ou incendieront dans les pages littéraires de journaux qui, le plus souvent, ne font que se plagier mutuellement, affichant les mêmes enthousiasmes et les mêmes aversions pour les mêmes bouquins « qu'il faut avoir lus ». Ils ont découvert une œuvre, et ils ont envie de faire connaître leur point de vue sur cette œuvre, de le partager avec un maximum de gens. S'ils ont détesté le livre ou le film concernés, ils le diront, et ceux qui les liront, sans doute, renonceront à juger eux-mêmes ce livre ou ce film. Mais s'ils les ont aimés au contraire, leurs « amis » de face book et d'ailleurs le sauront aussi et, peut-être, feront circuler l'information. Dans les deux cas, un créateur se sera fait connaître, en bien ou en mal, sans le truchement du système ni des décideurs et prescripteurs institutionnels. Ces gens-là, ils sont le public, le vrai public. Et ça, c'est plutôt bien.
Je me réjouis, quant à moi, de ne pas être obligée d'aller manger des fruits pourris sur un plateau de télévision, de ne pas devoir fondre en larmes devant un quelconque Ardisson, de ne pas être contrainte à faire le clown, tout cela pour que les titres de mes livres aient une petite chance d'être connus d'éventuels lecteurs. Je me réjouis de pouvoir moi-même, sans intermédiaire, faire savoir que j'existe, que j'écris, que tel de mes manuscrits vient d'être édité, que je serai en signature à tel endroit… Parfois d'ailleurs, la boucle est bouclée, et les médias traditionnels qui s'informent, eux aussi, sur les réseaux sociaux, réagissent à leur tour… Ainsi s'élargit le public, ce qui revient à dire que je puis toucher plus de personnes. Ma solitude se défait doucement…
Je vous le dis, à vous qui aimez la littérature comme à tous les médiocres qui jugent de bon ton de la critiquer : cessez de croire qu'il suffit de s'attaquer à un artiste pour acquérir un peu de pouvoir. Car ces créateurs que vous aimez tant mépriser, ce sont vos rêves qu'ils expriment, vos joies, vos tourments, donnant du sens à vos errances. Quand vous les attaquez, c'est à vous-mêmes que vous vous en prenez. Quand vous les blessez, c'est votre propre sang que vous faites couler et vos propres larmes Et ne l'oubliez pas : un monde sans livres et sans lecteurs, c'est le retour à la barbarie. Ce n'est pas un hasard si tyrans et ayatollahs, inquisiteurs et dictateurs de toute espèce, de Hitler à Ceausescu en passant par bien d'autres, ont toujours commencé par interdire et brûler les « mauvais » livres et même, quelquefois, leurs auteurs.