Ecrire peut-être
- Par Liliane Schraûwen
- Le 15/03/2012
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- Dans Divers
Bientôt trois mois que cette saleté de mise à la retraite a frappé, et je commence à peine à m'en remettre sinon à l'accepter. Inutile d'épiloguer longuement: on sait ce que j'en pense. Qu'on laisse donc se reposer ceux qui le souhaitent, ceux qui vraiment sont fatigués, ceux qui ne sont plus capables de… Mais, bon Dieu, qu'on laisse travailler ceux qui le peuvent et le veulent. À vrai dire, en ce qui me concerne, ce n'est pas la notion de "travail" qui est en cause, mais le goût et le plaisir d'un métier que j'aime avec passion, du moins dans sa version "promotion sociale".
Si j'avais fait toute ma carrière dans ces fameuses écoles "à discrimination positive" que j'ai connues et qui n'avaient pas grand-chose de positif du temps que j'y sévissais, nul doute que j'aurais attendu avec impatience le moment d'arrêter. Car, même pour qui aime enseigner, transmettre, partager, même pour qui a la chance de ne pas manquer de ce petit quelque chose qui permet de se démarquer des profs chahutés, méprisés, insultés, détestés, certaines situations sont difficiles à vivre dans la durée. Je me souviens de cette école devant laquelle j'ai un jour retrouvé ma voiture couverte de crachats. De cette autre qui a connu trois débuts d'incendies criminels pendant l'intérim que j'y prestais avant de brûler vraiment, peu de temps après que j'avais cessé d'y enseigner. Et de cette classe aux carreaux cassés que l'on ne voulait pas remplacer, sachant que les élèves les casseraient derechef. Je me souviens de ce directeur qui, au cours de l'entretien préliminaire à mon engagement, m'a conseillé de me vêtir de jeans et de gros pulls afin de "ne pas donner d'idées à nos élèves", m'expliquant dans la foulée qu'il valait mieux ne jamais mettre sa voiture dans le parking de l'école, ajoutant que lui-même se garait chaque jour à des endroits différents, mais toujours à un quart d'heure de marche – au moins – de ladite école. Je me souviens de cette classe dans laquelle les volutes de haschich m'ont permis de découvrir les effets d'une drogue que je n'ai jamais utilisée moi-même, et de ces couloirs dans lesquels on glissait sur les vomissures de l'un ou l'autre toxico qui sans doute était allé trop loin. Je me souviens des cours de l'après-midi pendant lesquels les élèves planaient, les yeux dans le vague et les pupilles dilatées. Et de la vue plongeante que l'on avait, depuis la salle des profs, sur la cour de récréation des primaires dans laquelle des "petits" de douze ou treize ans dealaient ouvertement. Je me souviens de ce gamin de seize ans qui jouait avec un revolver qui n'avait rien de factice. De cet autre qui m'expliquait avec mépris qu'il gagnait plus en un jour que moi en un mois. Je me souviens de cet élève qui, devant mon refus à le laisser sortir du cours sans autorisation, s'est déboutonné et soulagé dans le lavabo de la classe. Je me souviens de cette classe d'une école artistique, dans laquelle les injures racistes en général et antisémites en particulier fusaient : "Étudier le texte d'une chanson de Goldman? Ce sale juif? Ah non!". Je me souviens de ce groupe dans lequel toutes les origines et nuances de couleur de peau étaient représentées, et qui, pour d'obscures raisons, se retrouvait soudé dans la haine et le mépris commun d'un Malgache, de toute évidence ressortissant d'une race plus inférieure que toutes les autres races inférieures. Je me souviens de ces classes où l'on m'expliquait que, certes, les nazis avaient eu tort de gazer huit millions de juifs, mais qu'on ne pouvait pas leur reprocher, par contre , d'avoir massacré "les pédés". Je me souviens de cet élève qui a volontairement fermé brutalement la porte sur ma main, et du préfet qui m'a affirmé qu'il valait mieux ne pas sévir afin de ne pas aggraver la situation.
Je me souviens aussi de ces écoles privilégiées, connues pour la qualité de leur enseignement, au sein desquelles l'ambiance n'était finalement pas meilleure. La discipline y était réelle, certes, le public moins mélangé, le niveau social plus élevé. Mais dans l'une, les élèves se rejoignaient non dans le mépris d'un quelconque Malgache mais dans celui des deux ou trois jeunes filles au patronyme dénué de particule. Dans une autre, le directeur tout fier de se trouver à la tête d'un établissement "de valeur" filtrait les inscriptions afin, sans doute, de conserver la qualité "blanc-bleu-belge" de son cheptel. Dans une troisième, c'étaient les parents qui, à la moindre mauvaise note de leur rejeton, téléphonaient, écrivaient, discutaient… et parfois même menaçaient à mots couverts de faire jouer leurs relations. Ailleurs encore, on m'a expliqué sans rire qu'un professeur divorcé ne pouvait espérer être engagé à titre définitif dans une école catholique…
Même là cependant, même comme ça, j'ai aimé mon travail. J'ai aimé, par-dessus tout, faire connaître et quelquefois faire apprécier à d'autres ce que j'appréciais moi-même. J'ai aimé leur ouvrir l'esprit, éveiller leur sens critique, leur apporter rigueur et méthode dans l'étude, leur faire découvrir le plaisir d'avoir progressé, la fierté du travail bien fait… Mais il est vrai qu'au bout de quinze ou vingt ans de ce régime, sans doute aurais-je fini par craquer, comme tant de mes collègues, et par aspirer à pouvoir, enfin, décrocher.
Mais j'ai eu la chance de terminer ma carrière en enseignant à des adultes. Ils n'étaient pas là parce que la loi les y obligeait ou pour obéir à leurs parents. Ils étaient là parce qu'ils le voulaient, motivés, désireux d'apprendre. Vierges de toute culture, pour certains. Surpris et émerveillés quelquefois de découvrir ce qu'on appelle la philosophie. Les rapports avec eux étaient d'égalité. J'en savais plus qu'eux, bien sûr, dans les domaines qui étaient les miens. Eux en savaient plus que moi dans d'autres domaines. Ils connaissaient la vie, même les plus jeunes d'entre eux qui, par définition, avaient plus de dix-huit ans. Certains avaient traversé des épreuves difficiles à imaginer. Ils voulaient "s'en sortir", ils voulaient progresser, ils voulaient infléchir eux-mêmes leur destin. Bien sûr, tout cela se passait dans un certain cadre. Bien sûr, il y avait "l'autorité", l'imbécile suffisance de l'un ou l'autre despote de pacotille qui se prenait pour le maître du monde et croyait tout savoir. Mais l'essentiel n'était pas là. Ce qui donnait son sens à mon travail, c'était ce qui se passait en classe, entre eux et moi. Notre complicité souvent. Nos heurts parfois. Le respect mutuel qui nous unissait. Nos fous rires et notre ironie d'adultes face à la fatuité de l'inénarrable Giton ou face aux tristes tentatives de séduction de certain bellâtre de bas étage qui mélangeait érudition et confusion, tentant de profiter de son statut de "maître" pour charmer – le pauvre naïf – l'une ou l'autre disciple, blonde de préférence, qui riait sous cape en papillotant des cils.
Arrêter tout cela… "Faire son deuil" selon l'expression consacrée… Je crois que n'y arriverai jamais vraiment. Pas plus que je n'arriverai à accepter de "vieillir" (le terrible mot). Je savais que ce serait difficile. À vrai dire, je n'arrivais même pas à me projeter dans ce temps où je ne pourrais plus faire mon show devant mes étudiants (car il y a quelque chose de cet ordre-là dans la fonction d'enseigner). Je crois bien que j'imaginais mourir avant, très sérieusement. "Mourir avant que d'être vieux" comme l'ont chanté quelques-uns.
C'est arrivé cependant. Je ne suis pas morte et je ne me sens pas vieille, même si l'administration, la législation et le calendrier me disent le contraire. Si ma santé s'était dégradée, si les maux liés à la soixantaine m'affectaient, sans doute serais-je heureuse de pouvoir me soigner, me dorloter, me reposer. Mais je me sens furieusement jeune, à peine un peu plus vite fatiguée que jadis. Pourquoi ne permet-on pas à ces alertes vieillards dont j'espère faire partie longtemps encore de continuer à partager leur savoir, ne serait-ce qu'à temps très réduit?
En tout cas, me voilà hors circuit. Cela va faire trois mois. Oui, je savais que ce serait difficile, mais je n'imaginais pas que ce le serait autant. Je peux l'avouer: je sors d'un long passage à vide. Non pas que je manque d'activités ou de centres d'intérêt, bien sûr. Cours particuliers, peaufinage de manuscrits, séjour chez ma fille, visites et soins à ma mère, soucis divers…: on ne peut pas dire que je risque de m'ennuyer. Mais…
Et puis voilà. Je me suis remise à écrire. Il était temps. J'ai même cru que je n'écrirais plus rien d'autre que des travaux alimentaires et de commande. On verra ce que ça donnera, mais s'il existe une porte de sortie à ce marasme où je barbote, ce ne peut être que celle-là. Un jour peut-être je pourrai me réjouir d'avoir, enfin, le temps et la disponibilité nécessaires pour me consacrer tout à fait à cette autre passion, l'écriture. Peut-être… Mais rien n'est moins sûr.