Le temps qui passe
LARMES BLEUES SUR PAPIER BLANC
- Par Liliane Schraûwen
- Le 07/03/2020
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- Dans Emotion
LARMES BLEUES SUR PAPIER BLANC (Liliane SCHRAÛWEN / Texte publié dans la revue littéraire "Marginales" – été 2000 (« Impressions d’Afrique »).
Un lac, vaste et profond comme la mer. Un grand lac qui respire sous le soleil et l’on entend son souffle jour et nuit, comme celui d’un fauve assoupi. Je le vois de mes fenêtres. D’ailleurs, on le voit de partout, de chacune de ces maisons blanches construites sur les collines. Il remplit mes yeux, mes rêves et mes peurs, il me remplit l’âme. Vaste et profond comme la mer... Non, mieux qu’une mer, plus bleu, plus sauvage parfois, plus lisse par temps de saison sèche, immobile et pur, presque blanc sous le soleil. Peuplé de choses sombres et terribles, crocodiles que l’on voit avancer en bancs, juste quelques lignes grises sur l’eau calme, pas très loin du rivage, qui emportent un enfant quelquefois ou un chien imprudent. Microbes invisibles qui traversent la peau et s’installent au plus chaud du ventre, y creusent d’imperceptibles galeries, et l’enfant devenu homme souvent finit par en mourir, brûlé sans le savoir par ce bonheur animal et fou du soleil, de l’eau et du vent, qui l’a rempli longtemps avant.
Moi, je ne pouvais pas me baigner. Mes parents savaient que c’était dangereux. Ils savaient tout, en ce temps-là. Je ne mourrai pas de la bilharziose. Dommage. De mon enfance lointaine, j’aurais aimé avoir ramené ce germe de mort comme un cadeau précieux, comme un souvenir qui grandit jusqu’à tout dévorer. Mourir de l’Afrique tant aimée comme on meurt d’amour, comme on meurt d’une femme enfuie, d’un enfant perdu. Mourir brûlée au sang, une flèche de soleil fichée en plein cœur, tout enivrée de la vie obscure et mystérieuse de mon lac lumineux. J’aurais aimé cela. Ou bien mourir là-bas, en même temps que l’enfance, d’une morsure de serpent verte et brutale, ou d’un coup de feu, dans un grand éclatement de sang rouge comme la terre. Ou dans l’éclair blanc d’une large lame de fer, foudroyante et définitive.
Le lac… Souvent, l’après-midi, nous y allions vers les 4 heures, quand le plus lourd de la chaleur était passé. Les mamans étalaient des couvertures sur le sable, les enfants jouaient, se poursuivaient en criant, s’éloignaient vers quelque pirogue échouée qui attendait la nuit. La plage brillait, blanche et infinie. Le sable était fin, tellement fin que jamais je n’en ai revu de pareil. Il était tiède sous les pieds nus, il glissait entre les doigts, comme de l’eau, scintillait d’imperceptibles particules de mica, recelait des coquillages tout petits, tourelles dentelées, coquilles de nacre rose, choses infimes qui étincelaient dans le creux de la main, sculptées par l’eau, le vent, la poussière et la chaleur.
Je creusais le sable, construisais des volcans hauts comme des taupinières, avec un tunnel au milieu, et une cheminée. Je ramassais des herbes sèches, les enfouissais dans le ventre de ma montagne, puis j’y mettais le feu. Flammes et fumée s’échappaient par le sommet.
Je marchais le long des vagues, loin, de plus en plus loin, vers le village des pêcheurs que je n’atteindrais jamais, là où les hommes noirs et leurs familles vivaient au bord de l’eau qui les nourrissait. Je courais dans le vent, avec toute la chaleur de l’Afrique qui coulait sur ma peau claire, avec tout le bleu et le blanc du ciel, de l’eau, du sable, qui m’entraient dans l’âme pour toujours.
L’étendue liquide réverbérait la lumière. Il y avait les vagues, puis le sable, puis des herbes sèches, puis des plantes rampantes, sortes de lianes épaisses aux larges feuilles d’un vert jaunâtre roussi par la sécheresse. Sur la plage, de temps à autre, de gros poissons crevés sentaient mauvais et attiraient les mouches, et mon chien y plongeait avec délice sa truffe noire. Des lézards aux reflets métalliques dormaient immobiles au soleil, dorés, bleutés ou vert-émeraude, bijoux vivants aux petits yeux d’or. On rencontrait parfois de gros serpents occupés à digérer quelque crapaud imprudent.
On disait « le lac », sans le nommer. Longtemps, j’ai cru qu’il n’y en avait qu’un sur terre, le mien. Après, à l’école, j’ai vu toutes ces taches bleues sur la mappemonde. J’ai été un peu déçue. Puis j’ai su que mon lac était presque le plus grand du monde. J’ai été remplie de fierté, comme s’il faisait partie de moi, et moi de lui. Fière comme on peut l’être d’un pays, d’une patrie, d’une ville où l’on est né par hasard mais d’où l’on est, de là et de nul autre lieu. J’étais du lac, moi, j’étais d’Afrique.
Il était le centre et l’âme du paysage, il était le paysage même. Il remplissait le silence de son incessante chanson liquide qui jamais ne s’arrête. Le matin, il se teintait de rose tendre et laiteux sur lequel glissaient les traits fins des pirogues qui revenaient de la pêche. Souvent, il paraissait totalement immobile, étale et lisse comme un miroir, et l’on voyait parfois, par temps très clair, la rive d’en face, bleutée, irréelle et ténue tel un mirage fragile posé sur les eaux.
Pendant la saison des pluies, il pouvait se gonfler de tempêtes écumantes et terribles. On l’entendait mugir et hurler sa colère sous la pluie et le vent. Quelquefois une trombe liquide sortait de lui en tournoyant, comme une bête monstrueusement étirée entre ciel et eau, et elle voyageait, vite, toute en courbes élargies et en spirale vivante. Des bateaux disparaissaient, happés par la chose terrible. La pluie tombait, serrée, violente, en larges gouttes tièdes et brutales, elle fouettait les vitres derrière lesquelles je regardais, de tous mes yeux, le prodigieux spectacle.
Laissez-moi vous dire… Là-bas, c’était chez moi. Ma maison, mon pays. Mon foyer perdu. Ma patrie lointaine.
C’était loin, très loin d’ici. Loin dans l’espace et dans le temps, enfoui profond au fond de ma mémoire. Une petite ville blanche sous le soleil, au bord du lac immense.
La terre était rouge, odorante, et profonde la nuit.
Les maisons s’étageaient sur les collines, parmi les fleurs. On entendait le lac, toujours, nuit et jour, qu’il murmure ou qu’il gronde. On entendait le bruit du vent dans les feuillages des eucalyptus, en contrebas, près de la plage. Une forêt d’eucalyptus aux feuilles fines, presque argentées, arrondies comme des cimeterres, que l’on froissait entre les doigts pour le plaisir du parfum pénétrant qui poissait les mains et restait là, entêtant, jusqu’au soir. De grands arbres élancés et bruissants, avec des petits fruits dont les enfants détachaient un morceau jaune et pointu que nous appelions "le petit chapeau", et que nous nous collions sur le bout du nez.
Il y avait d’autres sons encore, les bruits des machines, à l’atelier et sur le port, qui montaient dans l’air chaud de l’après-midi. Les cris des oiseaux et, la nuit, la stridulation de millions d’insectes. Les frémissements mystérieux, sous les feuilles ou dans l’herbe roussie.
Il y avait l’avenue, au pied des collines, bordée de boutiques, avec des palmiers des deux côtés. Il y avait le grand flamboyant noueux entouré de larges pierres passées à la chaux, au milieu de l’avenue. Il y avait la piscine, tout en haut d’une colline, comme une récompense après la dure montée. L’église blanche, sur une autre colline, avec son clocher fin et droit percé de deux rangées de petites fenêtres et surmonté d’un cadran carré, puis d’un bulbe discret sous la croix pure. Il y avait l’école des sœurs, où j’ai appris à lire. L’hôpital avec son vaste jardin au milieu duquel un grand mûrier offrait ses trésors, non loin d’un canon rouillé qui datait d’une guerre lointaine, contre les Allemands disait-on, ou contre les esclavagistes. Autant d’édifices, autant de collines fleuries.
Il y avait la gare de briques rouges, le long du lac, et le port avec les bateaux qui s’en allaient vers Usumbura, vers Kigoma, vers l’inconnu. Il y avait le petit chemin ombragé qui menait à l’une ou l’autre des plages. Il y avait la brousse partout, qui enserrait la ville de ses arbres sonores d’oiseaux, et les serpents souvent entraient dans les maisons, la brousse avec les lions qui parfois attaquaient le bétail, dans les villages, et même les enfants. Alors le chasseur, celui qui avait servi de guide à un roi déchu, s’en allait pour plusieurs jours, avec ses pisteurs, et il abattait le fauve, et les enfants de l’école allaient admirer la dépouille terrible.
Et les fourmis noires ou rouges, en colonnes larges comme des ruisseaux qui serpentaient sur le sol sans dévier d’un centimètre, dévorant tout sur leur passage, plantes ou animaux. Les scolopendres annelées qui avançaient comme en dansant sur leurs milliers de minuscules pattes, et s’enroulaient sur elles-mêmes à la moindre alerte, petits disques brillants, rigides, et les enfants s’amusaient à les taquiner de la pointe d’une brindille, pour le plaisir de les voir ainsi changer de forme, et l’on disait que leur sillage sur la peau nue laissait une longue brûlure.
Il y avait d’autres collines, au loin, latérite rouge et fourrés plus ou moins épais, plus ou moins verts.
Il y avait les feux de brousse qui noircissaient la terre, puis venaient les pluies, et la vie revenait, plus drue, plus forte, plus verte.
Il y avait les femmes noires, leurs enfants attachés dans le dos, qui s’en allaient au marché ou revenaient des champs, droites et royales, avec d’incroyables échafaudages de paquets sur la tête ; et les marchands avec leurs longs paniers de raphia débordants de légumes et de fruits de toutes sortes ; et les gamins qui tentaient de nous vendre de gros citrons grenus cueillis dans notre jardin.
Et puis, il y avait les parfums. Parfums lourds et sucrés des frangipaniers laiteux, des lauriers roses et blancs, des mangues poisseuses. Odeurs du poisson séché, du maïs grillé sous la cendre. Parfum de terre africaine, âcre, pénétrant, sauvage. Et les couleurs… Bouquets formidables des flamboyants toujours rouges, des acacias jaunes, des bougainvilliers orangés ou violets ; arbustes fleuris d’un blanc tendre au cœur veiné d’or et de rouge. Les bosquets d’hibiscus aux larges corolles couleur de sang, et toutes ces touffes bleues, orangées, mauves, blanches, fleurs fragiles ou triomphantes aux noms inconnus. Sur les murs des maisons, les pluies d’or ruisselaient de lumière. Il y avait le vert brillant des larges feuilles de bananiers, celui du feuillage des gros manguiers, émeraude sombre et luisante, celui presque jaune des feuilles larges et découpées des papayers…
Il y avait les saveurs aussi. Saveurs ocre des mangues, des goyaves grumeleuses sous la dent, des papayes ; or juteux des ananas odorants, douce chair étoilée des petites bananes à l’épaisse pelure verte ou d’un brun tirant vers le pourpre.
Il y avait le marché indigène, fruits colorés, poissons de la nuit aux écailles irisées toutes brillantes encore d’eau, petits ndakalas séchés ; et les légumes secs, haricots rouges, brunâtres, blancs. Et les pagnes aux couleurs criardes, les ustensiles de vaisselle, les gros morceaux de savon de Marseille, dans leur emballage bleu et jaune, à même le sol ou sur des pièces de tissu multicolores. Il y avait ces bassins émaillés, blancs ou bleus, que les femmes utilisaient pour un tas d’activités étonnantes, cuisine, portage, lessive, bain des petits. Il y avait les animaux de la brousse que les noirs capturaient pour les vendre, et qui aurait pu résister à la petite mangouste sympathique, à la civette aux allures de chaton, au bébé chacal que l’on élèvera comme un chien et qui retournera à la vie sauvage, peu à peu, jusqu’à ne plus revenir ? Et le singe, et la douce antilope aux yeux de velours, et le perroquet gris qui imitait si bien les cris des enfants, les miaulements du chat, les aboiements du chien, et les voix de mon père, de ma mère…
Bien sûr, j’étais une enfant à la peau claire. Tellement claire, en vérité, que le soleil l’a mouchetée de petites taches qui, avec les années, s’élargissent irrémédiablement. Bien sûr, je ne me posais pas de questions. Quel enfant s’en pose, dites-moi ?
Bien sûr, il y avait l’hôpital des blancs et l’hôpital des noirs – même si c’étaient les mêmes médecins qui officiaient des deux côtés. Il y avait l’école des blancs et celle des noirs, les magasins des blancs et les magasins des noirs, et l’on n’y trouvait pas les mêmes marchandises. Objets importés d’Europe d’un côté, livres, vêtements, produits d’entretien, vivres, et de l’autre pagnes, bicyclettes, ustensiles de cuisine, et toujours ces fameux bassins. Il y avait même l’église des blancs – cependant fréquentées par quelques noirs -, et celle de la mission – cependant fréquentée par quelques blancs. Aucune interdiction dans ces clivages, une coutume plutôt. Les choses étaient ainsi, voilà tout.
Bien sûr, toutes les familles blanches se payaient les services d’un boy qui aidait au ménage et à la cuisine, à la lessive, et qui parfois servait à table.
Inadmissible, me direz-vous, et comme on comprend Lumumba et son discours vindicatif…
Inadmissible, vraiment ? Rappelez-vous, c’était le temps des colonies. L’Inde venait à peine de quitter l’Empire, la quasi-totalité de l’Afrique du Nord était française, le reste était anglais ou portugais. La guerre d’Indochine et la guerre de Corée faisaient la une des journaux, en attendant celles qui ravageraient l’Algérie et le Vietnam.
Souvenez-vous. C’était le temps où, en Europe, la silicose rongeait les poumons de mineurs venus du Sud, et personne ne s’en offusquait. C’était 10 ans, 20 ans à peine après que l’un des peuples les plus civilisés de la terre avait joyeusement immolé 6 millions d’individus sur l’autel de la supériorité aryenne.
Rappelez-vous… On publiait à grands frais des hebdomadaires illustrés qui se définissaient sans vergogne comme "journal mensuel de propagande coloniale". Et qu’on ne vienne pas me parler des mains coupées par les sbires de Léopold II, ni de la "chicotte" qui a tant fait souffrir paraît-il le cher Lumumba. Léopold II, pour moi, n’était qu’un nom dans mon livre d’histoire. Je n’ai jamais vu d’Africain aux mains coupées, je n’ai jamais entendu parler de la chicotte, sinon pour en être menacée si je n’étais pas sage. C’est ainsi qu’on élevait les enfants, en ce temps-là, à la chicotte ou au martinet, selon la latitude.
Le colonialisme est un système économique et politique indéfendable… aujourd’hui. Mais, en ce temps-là, pour ce que j’en sais, personne en Europe ou en Amérique ne le jugeait indéfendable.
Ne me demandez pas de mépriser mon père pour avoir fait confiance à ce qu’imprimaient ces journaux de propagande coloniale, pour avoir rêvé d’une vie d’aventure plus belle que celle qui l’attendait sous le ciel gris de la métropole, ni pour avoir cru ce qu’on lui avait enseigné dans les cours qu’il a dû suivre avant de partir pour la colonie. Ne me demandez pas de renier l’enfant que j’étais, et le bonheur animal et primitif que j’ai connu dans ce pays de soleil et de lumière.
Je me souviens du boy Michel, que j’observais des heures durant des heures pendant qu’il repassait draps et serviettes avec des chuintements de vapeur sous la semelle du fer rempli de charbon. Je me souviens du citron piqué de pili-pili qu’il mangeait avec un plaisir évident. Je me souviens de mes bavardages, des questions que je lui posais, de mon étonnement devant ce qu’il me racontait de sa vie, de sa manière de penser. Je me souviens de son petit garçon, qui s’appelait Michel lui aussi, avec qui je jouais école, et j’étais toujours l’institutrice.
Je me souviens aussi de ce mois d’octobre 1960, quand je me suis trouvée enfermée dans un grand pensionnat de briques, au cœur d’une ville de grisaille et de pluie que je ne connaissais pas, et des propos haineux de mes compagnes : "Les nègres vont tuer tous les blancs, et ce sera bien fait". Les mêmes compagnes qui, deux ans auparavant, lors de l’un des congés qui nous ramenaient en Belgique, me demandaient si les sauvages parmi lesquels je vivais n’étaient pas dangereux, s’ils se promenaient tout nus, s’ils se cachaient dans les arbres comme des singes, s’ils étaient encore cannibales et, surtout, s’ils sentaient mauvais…
L’oreille collée au transistor, sous les couvertures, j’entendais ce qui se passait là-bas, chez moi, où était restée ma famille. Je ne comprenais pas. C’est vrai qu’on tuait des blancs, et aussi des noirs. Des armées étrangères faisaient la guerre. Je pleurais, j’avais peur, je ne voyais pas pourquoi ce serait bien fait, si mes parents mouraient.
Je me souviens de toi, Chantal, du cri qui est sorti de toi lorsqu’on t’a annoncé la mort de ton père, tué en terre africaine par un soldat de l’ONU.
Que serais-je devenue si les choses avaient été autres, si j’étais restée là-bas ? Sans doute l’adolescence aurait fait son travail, j’aurais réfléchi, changé, je me serais posé des questions. Sans doute… mais ce n’est pas certain. Car combien de générations, dites-moi, ont vécu avec la certitude d’appartenir à une "race" supérieure aux autres, sans jamais mettre en doute ce qu’enseignaient livres et dictionnaires ? Et combien d’autres, au fil des siècles et jusqu’au cœur du nôtre, pour admettre sans sourciller que des hommes en réduisent d’autres au rang de bétail que l’on achète et que l’on vend ? Rappelez-vous : « c’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe »…
Je sais bien que c’est la mode, aujourd’hui, de jeter l’anathème sur ceux qu’on appelle les colons. Les colons, là-bas, c’étaient les gros fermiers, les planteurs. Pas les gens qui travaillaient pour l’administration ou les chemins de fer, pas les employés, pas les ouvriers. Mais qu’importe, puisque dans tous les cas, ils exploitaient les indigènes, les méprisaient, les insultaient, les frappaient ?
Eh bien, non. Ce n’est pas vrai, tout ça, ce n’est pas comme ça que nous vivions. Ce n’est pas comme ça que les choses se passaient. Même si certains, sans doute, ont pu agir de la sorte, en brousse peut-être, loin de tout contrôle. Les hommes sont ainsi, blancs ou noirs, Allemands en terre polonaise ou Juifs de Palestine, G.I.’s dans la jungle vietnamienne, Serbes ou Croates, Hutus ou Tutsis… Les hommes sont ainsi, pourvu seulement qu’on leur en donne l’occasion. Pourquoi l’un ou l’autre Belge d’Afrique aurait-il fait exception ?
On nous parle aujourd’hui de violences, de sévices. Tel était, paraît-il, le quotidien des colonisés. Injures, coups, tortures, mutilations… Je n’ai pas souvenir d’en avoir connu. Le système était injuste dans son principe, certes, comme étaient injustes le sort des ouvriers, dans les usines de chez vous, celui des mineurs, celui des noirs d’Amérique en ces temps où Martin Luther King ne rêvait pas encore. Mais je ne peux pas, je ne veux pas, assumer les erreurs et les abus d’une société tout entière, dont le fondement était l’inégalité. Je rejette ces clichés du pauvre noir et du méchant blanc, je me refuse à glorifier la violence et l’incitation au meurtre pour la simple raison qu’elles émanent des prétendues victimes du colonialisme triomphant.
Je veux crier au mensonge, oui, et tant pis si ma voix est seule à détoner dans un concert où le "politiquement correct" a plus de prix que la vérité. Tant pis s’il ne vous plaît pas, le propos de l’Africaine que je suis restée, envers et contre tout. Tant pis même si ce texte, finalement, reste ce qu’il est au moment où je le laisse couler de ma plume : quelques lignes sans écho, tristesse et regrets, révolte et colère, larmes bleues sur papier blanc… Un manuscrit, au fond d’un tiroir, rien de plus, qui ne dit pas ce qu’il faut dire.
Tant pis pour vous, tant pis pour moi, et tant pis pour cet univers de soleil et de feu qui m’habite à jamais et cependant meurt un peu plus chaque jour.
Mai 2000
Le naufrage
- Par Liliane Schraûwen
- Le 07/05/2012
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La vieillesse est un naufrage... C'est le Général de Gaulle qui l'a écrit. Il ne parlait pas de lui (pas encore) mais du Maréchal Pétain, désirant sans doute expliquer – sinon atténuer ou excuser – la position du héros de Verdun face à l'occupant nazi : "La vieillesse est un naufrage. Pour que rien ne nous fût épargné, la vieillesse du maréchal Pétain allait s'identifier avec le naufrage de la France".
Il aurait trouvé la phrase chez Chateaubriand, dont l'œuvre intégrale est numérisée et donc accessible sur le Net. Merci Gallica! J'ai ainsi pu chercher – et trouver – une multitude d'occurrences des termes "vieillesse" et "naufrage" chez l'immortel auteur des Mémoires d'Outre-tombe. Nulle trace, par contre, de la citation qui unirait ces deux mots. Sans doute ne prête-t-on qu'aux riches…
Peu importe, en tout cas, qui l'a dit ou écrit pour la première fois, car J'imagine que nombreux sont ceux qui l'ont pensé. Ce n'est pas moi qui les contredirai.
L'image est bien choisie. On reparle beaucoup en ce moment du Titanic qui, voici cent ans tout juste… Il y a eu aussi en janvier dernier le Costa Concordia. Et tant d'autres.
J'ai eu jadis la chance de voyager en bateau de Marseille à Pointe-Noire à l'instar du Fantin d'Onitsha et de Le Clézio lui-même. C'était sur un cargo nommé l'Helvetia.
J'ai navigué aussi quelquefois sur le Lac Tanganyika dont les tempêtes sont fameuses — et j'en ai connu quelques-unes — d'Albertville à Moba ou à Usumbura (pour garder la toponymie de l'époque). Je peux donc imaginer le vent qui se lève, les vagues toujours plus hautes, le roulis et le tangage de plus en plus violents. Je l'ai vécu sans peur car les enfants sont inconscients et amoureux de l'aventure, du risque. Les adultes cachaient mal leur angoisse, certains étaient malades. Moi, je regardais le ciel, la mer, je goûtais le vent, j'écoutais le bruit de la tempête… Je me sentais prodigieusement vivante, sans me douter un seul instant que cette vie intense, justement, se trouvait en grand péril de s'achever.
On a vu cela cent fois au cinéma, mille fois on l'a lu et nul mieux que Rimbaud ne l'a chanté : "plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots". On imagine la suite. L'eau à la fin qui "pénètre la coque de sapin", qui s'engouffre dans la jolie salle à manger, dans les cabines, dans les coursives, les gens affolés tentent de fuir, mais vers où, et le bateau sombre, corps et biens. Ou bien un iceberg, des récifs, des écueils, la coque se brise, l'eau trouve un chemin et le navire se couche sur le flanc ou s'enfonce dans l'océan, tout va très vite, quelques chanceux ont pris d'assaut les canots de sauvetage, et les autres disparaissent dans les flots en quelques instants, en quelques minutes.
Le naufrage. Rapide, souvent. Irrémédiable. Quand la coque se déchire, quand l'eau cherche et trace sa route, il n'y a plus rien à faire. C'est fini. Cela dure quelques minutes, une demi-heure peut-être, puis il ne reste que des débris sur la mer et, dans le meilleur des cas, l'une ou l'autre chaloupe quand ce n'est pas le radeau de la Méduse sur lequel, dit-on, les rescapés ont fini par s'entredévorer.
Aussi définitif, le naufrage de la vieillesse. Une fois le processus enclenché, plus rien ne peut l'arrêter, et l'on se prend à espérer, pour ceux que l'on aime, qu'il sera rapide. Mais on ne choisit pas, et certains radeaux surnagent longtemps, trop longtemps.
Je me souviens d'une histoire que me racontait mon père, autrefois, à Albertville justement, à Kalemie si l'on préfère. J'avais une dizaine d'années. Je peux dater mes souvenirs en fonction de la maison que j'habitais. Les Belges du Congo effectuaient des "termes" (c'est ainsi que l'on disait) de trois ans, suivis d'une période de congé de six mois, congé que mes parents mettaient à profit pour rentrer en métropole. À chaque terme correspondait une maison différente, mise à la disposition de l'agent colonial par la compagnie qui l'employait, la CFL dans le cas de mon père (CFL pour Compagnie des Chemins de Fer du Congo supérieur aux grands Lacs africains). Aujourd'hui SNCC : Société Nationale des Chemins de fer Congolais. Mes parents ont passé quatre termes là-bas, et nous avons donc habité quatre maisons successives. Mes souvenirs sont liés à "notre première maison", à "notre deuxième maison"... Celui que je vais évoquer ici date de notre troisième maison, c'est-à-dire de notre troisième terme. J'avais donc entre neuf et douze ans.
Je me souviens du repas du soir. C'était le moment des grands débats, des discussions, des récits. C'est à ces occasions-là que mon père initiait l'enfant que j'étais à la philosophie, à la politique, aux sciences, à la littérature, et je n'ai pas oublié grand-chose de ces conversations. Je me rappelle qu'il m'a parlé des objecteurs de conscience, de Descartes, de la guerre… C'est là qu'il m'a raconté cette histoire où il était question de la vieillesse, histoire dont l'aspect terrifiant m'échappait à l'époque.
Quelque part sur une île exotique, me disait-il, il existe une peuplade vivant de pêche et de cueillette. Chacun se rend utile à la communauté selon ses moyens. Chacun, surtout, doit être capable d'assurer sa propre survie. Une fois l'an, à date fixe, tous les hommes qu'on pourrait considérer comme "vieux" doivent monter au cocotier afin d'aller cueillir une noix de coco, histoire de vérifier leur force ou leur état de décrépitude. Pour moi qui vivais dans un pays où les cocotiers étaient légion, l'image était parlante. Car ces arbres sont très hauts, et dénués des branches qui rendraient l'opération relativement facile.
Ceux qui n'arrivent pas à s'acquitter de cette tâche, ajoutait-il, sont désormais inutiles. La communauté cesse de les prendre en charge, les condamnant ainsi à l'abandon, à la solitude et à la mort. Certains d'entre eux, racontait mon père, conscients de ce qui les attend, montent aussi haut qu'ils le peuvent, puis se laissent tomber au sol, préférant une mort courageuse et rapide à la lente déchéance qui leur est promise. L'homme qui me faisait ce récit était mon père. Il n'avait pas quarante ans, il était fort et invulnérable à mes yeux d'enfant. S'il avait su alors comment l'aventure s'achèverait pour lui…
J'ai trouvé trace de cette histoire sur le Net, mine inépuisable de renseignements quelquefois fiables.
"Au XIXème siècle, certaines ethnies polynésiennes avaient la réputation d'éliminer les vieillards lorsqu'ils devenaient trop faibles pour grimper sur les cocotiers et s'y maintenir afin de réaliser la cueillette."
Histoire reprise également dans la "Lettre ouverte aux jeunes qui croient que le vieillissement ne les concerne pas", beau texte de Michel Loriaux qui vaut le détour.
http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/aisbl-generations/documents/RevueGenerations01p08.pdf
Moi qui envisageais de me faire hara-kiri, je me vois bien tenter l'escalade du cocotier, et me laisser tomber… Car tout, me semble-t-il, vaut mieux que ce triste naufrage dont nul ne sait quand il va commencer, ni combien de temps il durera.
La vieillesse est une horreur. J'en ai malheureusement côtoyé et accompagné quelques-uns déjà, de ces naufragés que plus rien ne peut retenir dans le monde des vivants et qui flottent entre deux eaux avant de s'enfoncer définitivement dans "les flots qu'on appelle rouleurs éternels de victimes". Celui qui m'a raconté cette histoire était l'un deux. Voir ceux que l'on aime ou que l'on a aimés se transformer en… mon Dieu, comment les nommer ? Cela est proprement scandaleux. Il y a quelque chose de totalement révoltant, d'absolument choquant, de terriblement désespérant dans la vieillesse et dans tout ce qui l'escorte. Je ne parle pas ici de l'affaiblissement ou de l'usure du corps, mais de la déchéance, de la perte d'autonomie, de la maladie, des facultés qui diminuent ou disparaissent, et de pire encore dans certains cas. On aimerait garder le souvenir et l'image de l'être jeune, solide, puissant, que l'on a connu jadis, avec ses défauts et ses excès, avec sa force intacte, avec son rire, ses rêves, ses espoirs, son ambition. Mais c'est l'image du vieillard impotent qui se superpose aux traces anciennes et lumineuses, qui s'inscrit dans la mémoire et, finalement, demeure seule. Comment accepter cela, comment s'y résigner ?
Et puis, si la vieillesse en général nous révulse, c'est également et peut-être surtout parce qu'elle nous renvoie à notre propre devenir. Cioran avait raison, pour qui "tout le monde n’a pas la chance de mourir jeune." (Exercices d’admiration). Bien sûr, on pense à Camus, à Brel (pour ne citer que ces deux figures de mon panthéon personnel). Brel qui, un an avant sa mort, enregistrait son dernier disque : "Mourir, cela n’est rien / Mourir, la belle affaire! / Mais vieillir… Oh! vieillir…" (Les Marquises).
Les enfants sont beaux. Les jeunes gens le sont également. J'en voyais danser quelques-uns, récemment, et je les trouvais beaux, en effet, et émouvants, avec toute cette énergie qui se dégageait d'eux. Ils riaient, ils se laissaient porter par la musique et le rythme, remplis de force et d'insouciance. Je les regardais avec un peu d'envie et beaucoup d'émotion. Qu'ils en profitent, ai-je pensé. Qu'ils dansent, qu'ils s'amusent, qu'ils jouissent de cette chose fugitive et fragile qui cependant leur paraît éternelle, leur jeunesse.
La mort d'un être jeune ("trop jeune pour mourir" selon l'expression consacrée) nous choque et nous bouleverse. À juste titre. Tant d'aventures sont encore à vivre, tant de choses restent à découvrir, à accomplir… Il n'est pas naturel que les enfants meurent avant leurs parents, que les vieux subsistent quand d'autres, pleins de force et de sève, disparaissent brusquement. Je me souviens des coups de couteau dans la chair dorée d'Anishta, des accidents de voiture, des maladies brutales et rapides… Cela nous désespère, nous qui restons là, cela nous révolte. Pourtant, ceux-là, finalement, sont bénis des dieux. Foudroyés en plein vol comme l'aigle qui plane dans le ciel sans savoir le fusil du chasseur, ils ne connaîtront ni la déchéance ni l'abandon. Jamais ils ne deviendront ces vieillards égrotants qui radotent derrière la vitre de l'un de ces mouroirs où trop souvent nous les reléguons. Ils resteront jeunes et rayonnants à jamais, au moins dans la mémoire de ceux qui les pleurent. L'être humain n'est pas fait pour mourir, c'est évident. Il est moins fait encore pour vieillir, pour déchoir, pour ne plus conserver (et de très loin parfois) que l'apparence de l'homme ou de la femme qu'il a été. Il ne devrait pas être fait non plus pour souffrir, pour connaître la maladie, pour redevenir comme un tout petit enfant. La dépendance totale du bébé, tout ce qui caractérise la prime enfance, est acceptable et supportable parce que le nourrisson est promesse, parce qu'il est commencement, ébauche innocente et attendrissante de ce qu'il est appelé à devenir. Mais le vieillard difforme et sans force n'a rien de charmant, quant à lui, et s'il est l'ébauche de quelque chose, ce ne peut être que celle de ce fameux "je-ne-sais-quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue" selon l'expression reprise par Bossuet à Tertullien.
Naufrage, la vieillesse, sans nul doute.
Et ce naufrage, d'une certaine manière, est déjà là, dès le début, inscrit dans notre destin. C'est un peu comme si l'on embarquait sur un navire dont on a la certitude que, fatalement, il va sombrer à un moment ou à un autre. Mais nous embarquons quand même, bien forcés. En somme, le naufrage commence dès la naissance. La dégénérescence est programmée dès l'instant de la conception.
Oui, je sais, tout cela n'est guère joyeux. Mais qui a jamais prétendu, à moins d'être fou ou inconscient, que la vie est une partie de plaisir ou qu'elle est juste, ou tout simplement supportable? "Les hommes meurent, et ils ne sont pas heureux". Cette phrase, ce n'est pas moi qui l'ai inventée…
Rosemary’s baby
- Par Liliane Schraûwen
- Le 24/04/2012
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- Dans Le temps qui passe
Rosemary’s baby à la télé : Polanski, 1968. Polanski d’avant l’assassinat de Sharon Tate, Polanski d’avant la merveilleuse Catherine Deneuve de Répulsion, Polanski de sa jeunesse… et de la mienne. Mia Farrow avant Woody Allen. John Cassavetes tout jeune, avant Peter Falk et Ben Gazzara, avant l’alcoolisme, avant le cancer et la mort. L’ambiance de cette époque dont j’ai peine à croire qu’elle date d’il y a… 44 ans. Quarante-quatre ans… Incroyable ! Toute une vie quasiment. Quelque chose qui ressemble à l’improbable infini lorsqu’on a 20 ans. C’était hier.
Parfois il me semble si bien comprendre cet éternel aujourd'hui des vieux pour qui l’enfance est plus vivante et plus réelle que le présent ou le passé proche. Qu’est-ce donc que cette dimension de notre monde que nous appelons le temps ? « Il coule, et nous passons » : Lamartine le savait déjà. Tous les poètes ont médité sur lui. Héraclite et Einstein, la science et la philosophie… La seule dimension de notre univers qui soit irréversible et totalement incompréhensible. Tout au plus peut-on observer ses effets à court terme, à long terme, à très long terme. Tout change, tout passe, tout meurt à la fin et rien ne revient jamais. Les enfants deviennent grands, les jeunes femmes si jolies se transforment peu à peu jusqu’à… On a 16 ans, on a 20 ans, un jour on atteint 80 ans, 90 ans, et puis…
La longueur, la largeur, la hauteur sont mesurables. On peut les quantifier, les découper. On peut avancer et reculer sur la route, il est possible de monter sur une échelle puis d’en redescendre. On peut s’enfoncer dans les profondeurs des abysses et refaire le chemin en sens inverse. Mais le temps… Personne jusqu'ici n'a pu le remonter. Personne surtout n'a pu en annihiler les effets.
La mode de cette époque lointaine et si proche. Les vêtements, l’ameublement. J’ai porté une jupe semblable à celle de Rosemary. J’avais 20 ans moi aussi.
C’est étrange et tellement triste de revoir ce film, et d’autres d’il y a dix ans, vingt ans, trente ans, davantage. Si proche, tout cela, et si loin dans le passé. Des nanars et des chefs-d’œuvre. Celui-ci fait partie de la seconde catégorie. Des petits bouts d’histoire. Des témoignages ; des traces de vies passées, usées, effacées parfois. Mia Farrow était jeune, je l’étais aussi. Roman Polanski avait 35 ans. Cassavetes était vivant.
La photo et le cinéma, la télé, sont de terribles inventions. La vie et la beauté peuplent les écrans. Des fantômes, des ombres d'êtres depuis longtemps disparus sont là qui parlent, rient, pleurent, chantent ou dansent pour nous, et on oublie pour un moment ce qu’ils sont devenus, où ils s’en sont allés. Ils continuent de nous faire sourire ou de nous émouvoir quand plus rien d’eux ne subsiste que ces images fugaces, et leur trace quelquefois au fond de nos cœurs.
La littérature, plus magique encore et plus bouleversante. Pas d’image, pas de voix, mais la pensée toute pure. Il suffit d’ouvrir un livre, de parcourir quelques lignes, et nous voilà touchés, bouleversés, révoltés parfois, choqués ou séduits, engagés dans un dialogue philosophique ou esthétique par-delà les années et les siècles. Camus, Lamartine, Rimbaud, Platon, Homère même et tant d’autres nous interpellent et nous répondent. Ils sont nos contemporains pour toujours, avec leurs questions si semblables aux nôtres, avec leurs réflexions, leurs émotions, leurs étonnements, leurs découvertes, leurs révoltes, leurs idées merveilleuses ou contestables. Puis on ferme le livre, on éteint la télé et l’on se retrouve seul, autant qu’ils le furent, et si triste quand les voix aimées retournent au silence, quand l’ombre à nouveau envahit l’écran. Ce n’était que de la technique, des ondes, des signaux, des traces, rien d’autre que des traces. Mais la vie s’en est allée depuis longtemps. Rimbaud poursuit ses chimères dans les pages de nos livres, Camus continue de se révolter, Brel chante pour toujours dans mon cœur et ailleurs. Une petite fille au regard bleu découvre le monde et rêve en sépia sur de vieilles photos qui ont presque cent ans, et moi je me souviens d'elle au moment de la mort, si frêle, si menue entre mes bras.
Un jeune homme, visage romantique et longue mèche brune à la Malraux, rêve sa vie qui sera belle et ardente. Il ignore qu’un jour j’existerai, il ne connaît pas la déchéance qui l’attend. Il sait qu’il va mourir, sans doute, mais il n’y pense pas. Personne ne pense sa mort. Elle est tellement lointaine, tellement improbable, si peu réelle. La mort ne fait pas partie de la vie de ce garçon aux airs de chien fou, ni de la mienne, ni de celle de personne.
Pourtant…
Saleté de temps
- Par Liliane Schraûwen
- Le 16/01/2012
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- Dans Le temps qui passe
Saleté de temps, et ce n'est pas de la météo que je parle. Celle-ci d'ailleurs est plutôt clémente. Hiver très doux jusqu'aujourd'hui. Le réchauffement climatique, sans nul doute… Je ne suis pas vraiment très branchée écolo, alors je l'avoue : cela me convient assez. Pas de neige, pas de gel, pas de verglas sur les routes. Pas besoin de chauffer à outrance. Le petit être frileux que je suis a tendance à se réjouir, même si la banquise tend à fondre et si notre plat pays un jour risque de se trouver submergé. Oui, je sais: ce point de vue est loin d'être politiquement correct. Je devrais me préoccuper davantage du sort de mes petits-enfants et de leurs descendants qui risquent de se trouver engloutis par quelque tsunami. S'ils ne meurent pas avant, le cerveau rongé de tumeurs étranges nées de la profusion d'ondes qui les baignent dès avant leur naissance. C'est mon médecin qui l'affirme: le nombre de tumeurs au cerveau est en constante augmentation. Il n'y a aucun doute pour lui sur l'origine de cette sinistre épidémie: GSM, Ipad ou Ipod, MP3 et autres Smartphones sont les coupables désignés. Sans doute a-t-il raison, et cela me préoccupe bien plus que le réchauffement de notre petite planète.
Toujours est-il que le temps auquel je fais ici allusion n'a rien de météorologique. C'est du temps qui passe que je peux parler, ou plutôt du temps passé. Et de celui qui reste, de plus en plus court. De plus en plus vide aussi. Car me voici depuis quelques jours "à la retraite" – l'affreux terme – malgré tous mes efforts pour continuer à pratiquer ce métier que j'adore. Mais l'homme est un animal bureaucratique, et "de wet is de wet", ce qui peut se traduire approximativement par l'adage bien connu selon lequel dura lex sed lex. Vous comprenez ça, vous? On nous bassine dans les médias à propos des mesures gouvernementales (puisque nous avons un gouvernement, qui l'eût cru?) visant à prolonger le temps de travail, notre joli pays manque cruellement d'enseignants mais, quand il s'en trouve un qui n'est pas trop décati, qui aime follement son boulot et qui rêve de le poursuivre, eh bien, non. À la trappe les vieux, ou "dans la trappe" comme le disait déjà ce cher Ubu. Devenus inaptes et incapables du jour au lendemain. Même pas quelques heures/semaine, même pas un tout petit morceau d'horaire réduit, monsieur le chef? Après tout je ne demande pas grand-chose, juste de conserver mon cours de français et de philo en H2, pas plus. Je renonce volontiers à tout le reste, à la technique de la langue en Haute École, à la grammaire, à l'orthographe, à la Méthode de Travail, à l'encadrement du TFE, à la classe de H1… Mais non, pas question. Dehors, les vieux débris, au rebut. À la casse.