Rosemary’s baby
- Par Liliane Schraûwen
- Le 24/04/2012
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- Dans Le temps qui passe
Rosemary’s baby à la télé : Polanski, 1968. Polanski d’avant l’assassinat de Sharon Tate, Polanski d’avant la merveilleuse Catherine Deneuve de Répulsion, Polanski de sa jeunesse… et de la mienne. Mia Farrow avant Woody Allen. John Cassavetes tout jeune, avant Peter Falk et Ben Gazzara, avant l’alcoolisme, avant le cancer et la mort. L’ambiance de cette époque dont j’ai peine à croire qu’elle date d’il y a… 44 ans. Quarante-quatre ans… Incroyable ! Toute une vie quasiment. Quelque chose qui ressemble à l’improbable infini lorsqu’on a 20 ans. C’était hier.
Parfois il me semble si bien comprendre cet éternel aujourd'hui des vieux pour qui l’enfance est plus vivante et plus réelle que le présent ou le passé proche. Qu’est-ce donc que cette dimension de notre monde que nous appelons le temps ? « Il coule, et nous passons » : Lamartine le savait déjà. Tous les poètes ont médité sur lui. Héraclite et Einstein, la science et la philosophie… La seule dimension de notre univers qui soit irréversible et totalement incompréhensible. Tout au plus peut-on observer ses effets à court terme, à long terme, à très long terme. Tout change, tout passe, tout meurt à la fin et rien ne revient jamais. Les enfants deviennent grands, les jeunes femmes si jolies se transforment peu à peu jusqu’à… On a 16 ans, on a 20 ans, un jour on atteint 80 ans, 90 ans, et puis…
La longueur, la largeur, la hauteur sont mesurables. On peut les quantifier, les découper. On peut avancer et reculer sur la route, il est possible de monter sur une échelle puis d’en redescendre. On peut s’enfoncer dans les profondeurs des abysses et refaire le chemin en sens inverse. Mais le temps… Personne jusqu'ici n'a pu le remonter. Personne surtout n'a pu en annihiler les effets.
La mode de cette époque lointaine et si proche. Les vêtements, l’ameublement. J’ai porté une jupe semblable à celle de Rosemary. J’avais 20 ans moi aussi.
C’est étrange et tellement triste de revoir ce film, et d’autres d’il y a dix ans, vingt ans, trente ans, davantage. Si proche, tout cela, et si loin dans le passé. Des nanars et des chefs-d’œuvre. Celui-ci fait partie de la seconde catégorie. Des petits bouts d’histoire. Des témoignages ; des traces de vies passées, usées, effacées parfois. Mia Farrow était jeune, je l’étais aussi. Roman Polanski avait 35 ans. Cassavetes était vivant.
La photo et le cinéma, la télé, sont de terribles inventions. La vie et la beauté peuplent les écrans. Des fantômes, des ombres d'êtres depuis longtemps disparus sont là qui parlent, rient, pleurent, chantent ou dansent pour nous, et on oublie pour un moment ce qu’ils sont devenus, où ils s’en sont allés. Ils continuent de nous faire sourire ou de nous émouvoir quand plus rien d’eux ne subsiste que ces images fugaces, et leur trace quelquefois au fond de nos cœurs.
La littérature, plus magique encore et plus bouleversante. Pas d’image, pas de voix, mais la pensée toute pure. Il suffit d’ouvrir un livre, de parcourir quelques lignes, et nous voilà touchés, bouleversés, révoltés parfois, choqués ou séduits, engagés dans un dialogue philosophique ou esthétique par-delà les années et les siècles. Camus, Lamartine, Rimbaud, Platon, Homère même et tant d’autres nous interpellent et nous répondent. Ils sont nos contemporains pour toujours, avec leurs questions si semblables aux nôtres, avec leurs réflexions, leurs émotions, leurs étonnements, leurs découvertes, leurs révoltes, leurs idées merveilleuses ou contestables. Puis on ferme le livre, on éteint la télé et l’on se retrouve seul, autant qu’ils le furent, et si triste quand les voix aimées retournent au silence, quand l’ombre à nouveau envahit l’écran. Ce n’était que de la technique, des ondes, des signaux, des traces, rien d’autre que des traces. Mais la vie s’en est allée depuis longtemps. Rimbaud poursuit ses chimères dans les pages de nos livres, Camus continue de se révolter, Brel chante pour toujours dans mon cœur et ailleurs. Une petite fille au regard bleu découvre le monde et rêve en sépia sur de vieilles photos qui ont presque cent ans, et moi je me souviens d'elle au moment de la mort, si frêle, si menue entre mes bras.
Un jeune homme, visage romantique et longue mèche brune à la Malraux, rêve sa vie qui sera belle et ardente. Il ignore qu’un jour j’existerai, il ne connaît pas la déchéance qui l’attend. Il sait qu’il va mourir, sans doute, mais il n’y pense pas. Personne ne pense sa mort. Elle est tellement lointaine, tellement improbable, si peu réelle. La mort ne fait pas partie de la vie de ce garçon aux airs de chien fou, ni de la mienne, ni de celle de personne.
Pourtant…